Mariette Darrigrand décrypte la place des mots
dans notre société d’images.
Dans notre société d’image, les mots ont-ils encore un rôle ?
Naturellement, les mots ont beaucoup de rôles, beaucoup de fonctions et beaucoup de poids dans notre société d’images. On dit un peu vite qu’on est dans une société d’images comme s’il n’y avait pas de langage. Mais quand on regarde les grands événements — par exemple, l’élection d’un président de la République —, on voit très bien que ce qui a structuré les opinions, ce sont des formules avec des mots ! Le « Yes we can », il a fait quelque chose à l’opinion ! En 2017, dans l’année électorale, on a vu beaucoup de formules. Certes, il y avait des belles photos, d’un beau président. Mais ce que je veux dire par là, c’est que dans une opinion un peu convenue, on a l’impression qu’on vit uniquement sur la valeur iconique des gens. Des beaux visages, des couleurs… Mais en réalité, tout cela est structuré par du langage, par des mots. Donc on voit émerger des mots. La bienveillance, par exemple, c’est une valeur qui n’existait pas il y a cinq ans, et puis qui est omniprésente aujourd’hui. Ces mots sont des indicateurs d’humeurs des sociétés.
Au-delà de la forme, quel rôle jouent les mots dans un message publicitaire ?
Les formules publicitaires, en fait, elles font une chose qui est fondamentale dans le langage. Et, justement, par rapport à l’image, c’est très intéressant. Barthes a beaucoup réfléchi à cette question quand il travaillait sur la publicité. Il rappelait le mot latin, la « légende » d’une image. La légende, c’est ce qui doit être lu. Voilà, le sens. Donc ce n’est pas l’inverse. Il y a une image qui peut être polysémique. On peut montrer par exemple un panier avec dedans des pâtes alimentaires, de la sauce tomate, et tout ce qu’on veut. Ça peut représenter l’abondance. Ça peut représenter, au contraire, le manque. Ce serait par exemple une banque alimentaire. Donc ça peut être tout à fait l’inverse. Et il faut que la légende ferme le sens. C’est-à-dire qu’on ne peut pas tout dire ! Quand on veut tout dire, on ne dit rien. Une phrase accepte de ne pas dire le contraire, ou un sens annexe. Elle dit ce qu’elle doit dire. Ça veut pas dire qu’elle n’a pas des connotations et des niveaux de sens ! Là-dessus il y a une formule extraordinaire de Faulkner. Parce que c’est très difficile d’oublier les autres sens, de couper. On le sait bien quand on travaille sur une formule publicitaire. Y’a plein d’autres formules qui étaient pas mal aussi. Et puis le client souvent, il veut ce qui a été mis à la poubelle. Et donc là il faut tenir parce que, c’est ce que disait Faulkner, pour bien créer sa formule, il disait « Kill your darlings! ». C’est-à-dire, plus vous aimez, plus faut se méfier ! Tant pis, c’était une belle formule, mais ce n’est pas la bonne pour aujourd’hui.
Dans quelle mesure les rédacteurs en communication peuvent-ils maîtriser l’effet d’un mot ?
On ne maîtrise presque rien dans le langage. Il faut oublier l’idée de la maîtrise. On peut travailler, on peut peaufiner, on peut ciseler, on peut avoir plein d’intentions. Mais en réalité, on maîtrise très peu de choses car on ne maîtrise pas la réception. Dans la société actuelle, où les récepteurs sont eux-mêmes des émetteurs, ils n’ont pas envie d’être passifs. Ils ont envie de commenter, ils ont envie de retweeter, ils ont envie de détourner la formule, ils ont envie de se moquer, etc. L’émetteur, il est parfois un peu… modeste. Il a voulu quelque chose mais il ne contrôle pas du tout les détournements, il ne contrôle pas les effets produits. Pourtant, il faut s’amuser avec ça !
De plus en plus d’agences parlent de « conversation ». Qu’est-ce que ce mot t’évoque ?
J’aime beaucoup le mot « conversation » parce que c’est un très vieux mot ! Il a eu une espèce de pic au XVIIIe, avec les conversations dans les salons. Mais c’est un mot absolument génial parce que c’est un mot qui donne un mouvement. En fait, étymologiquement, c’est le « conversari », c’est-à-dire se tourner, tourner son visage vers quelqu’un d’autre. Ça, c’est clé ! C’est vraiment hyper important pour se parler vraiment. Il n’y a pas d’échanges importants ou, à mon avis intéressants, que ce soit avec un enfant que l’on élève, avec quelqu’un que l’on aime, avec un client ou n’importe qui, s’il n’y a pas de réelle conversation. Donc je trouve qu’il faut absolument défendre ce mot, qui est magnifique. Qui a des connotations intellectuelles, mais hédonistes ! Dans les salons, il se passait plein de choses, et pas juste l’échange intellectuel. Il se passait du jeu, il se passait de la séduction, il se passait de la gourmandise, il se passait des rencontres et il s’élaborait des idées. Faut pas oublier que les philosophes se rencontraient entre eux. Et ils ont inventé le collaboratif ! Nous sommes les héritiers de ça. Il se trouve que le numérique, le digital, ré-ouvre ce mot et le remet à la mode.
On se demande souvent si les nouveaux moyens de communication créent un appauvrissement ou un enrichissement du langage. Quelle est ton opinion ?
Je dirais que c’est pour l’instant assez indécidable. On verra bien dans trente ans. Les historiens de la culture verront ce qu’il s’est passé dans les années 2015, à partir du moment où le grand public s’est vraiment emparé du digital. On est plutôt en train d’assister à un retour de l’écrit et de la culture dans le monde du commerce. C’est intéressant de voir les marques qui reviennent sur leurs histoires, qui essaient de trouver leurs mots à elles, qui essaient de plonger dans les livres pour trouver des références, etc. C’est dans la culture que les marques trouvent de l’originalité tandis que la doxa— c’est-à-dire le langage galvaudé, généralisé et codifié — ne dit plus rien ! Donc il faut retourner à des gens qui ont inventé le langage, à des écrivains qui font des néologismes. Je crois qu’on peut dire qu’on vit un moment très intéressant sur la reprise de mots culturels.
Pourquoi les experts du langage tels que toi sont-ils autant à la mode ?
Le monde du langage en général est très sollicité aujourd’hui pour deux raisons. La première raison, c’est qu’on est dans une société médiatique, où même les consommateurs de médias— les récepteurs — sont eux-mêmes émetteurs donc il y a énormément de choses qui sont diffusées. Du coup, il y a besoin de curation. Il faut sélectionner, il faut prendre, il ne faut pas se tromper dans ce qu’on jette. Discerner, ce n’est pas si facile que ça donc on fait appel à des gens du langage. Et puis il y a une autre raison plus fondamentale, je pense. On sent bien qu’on est dans une période historique très grande et, en plus, impactée au plan international. Donc il y a mélange des cultures. Il y a des gens qui arrivent avec des mots à eux. Qui viennent dans nos mots, etc. Il y a un métissage qui est en train de se faire, des hybridations. Et à ce moment-là— je le dis empiriquement car je suis très souvent interrogée là-dessus, et pas que moi —, « c’est quoi le français ? », « c’est quoi cette langue ? », « et d’où elle vient ? », « et quelles sont ses racines ? », « est-ce que c’est vrai qu’il y a des racines hébraïques ? est-ce que c’est vrai qu’il y a des racines grecques ? est-ce que c’est vrai qu’il y a des racines latines ? est-ce que c’est vrai qu’il y a des racines arabes ? ». Et tout ça, c’est absolument passionnant, et primordial, pour lutter justement contre les gens qui pensent que la France a émergé de manière essentialiste, comme ça.
Merci à Mariette Darrigrand pour son œil de sémio !
Allez plus loin dans la découverte de la puissance des mots en (re)découvrant son analyse de la signature de la RRédacs !