Si vous montez les rues du Sacré-Cœur, vous l’avez peut-être lue. Si vous arpentez les réseaux sociaux, vous l’avez forcément vue. Mots émotifs. Écrits à la craie. Langue déliée. Enfant, l’école jugeait son écriture peu lisible. Loin de la décourager, elle a fait des mots à la fois son métier et son œuvre. Face conceptrice-rédactrice. Pile artiste à travers Ma rue par Achbé. Avec sa graphie quali à ravir l’instituteur le plus strict, des phrases qui claquent comme des accroches, ses craieations éphémères font entendre sa voix. Humaniste. Engagée. Rencontrer Claudie Baudry, c’est découvrir une auteure à fleur de trottoir et de peau. Nous, on est in « love for rêver ».
 Ma rue par Achbé lors du craieation

Vos craieations laissent transparaître une passion pour les lettres et la littérature. De là à manier vous-même les mots, il n’y avait qu’un pas… que vous avez franchi ! Que vous apporte l’écriture ?

J’ai toujours aimé écrire. Petite, j’écrivais des carnets de poésie. Mais j’ai toujours écrit pour moi, sans jamais le montrer. Je n’avais pas besoin de reconnaissance, je crois, je n’osais pas partager surtout. J’éprouvais du plaisir à écrire et cela me suffisait. À l’adolescence, j’ai continué à écrire des poèmes. Si vous saviez combien ! Et notamment érotiques ! Houlà, c’était chaud… [Rires.] Je pense que je suis devenue conceptrice-rédactrice parce que j’aimais écrire, mais que je ne voulais pas signer. Écrire pour les autres me permettait d’avoir un bouclier, de me protéger.

D’ailleurs, avec « Ma Rue par Achbé », vous avez adopté un pseudo. Que signifie-t-il ?

C’est une illustration de ce qu’est l’inconscient. De sa force. La première fois que j’ai écrit dans ma rue, je n’ai pas vraiment réalisé. Ce n’est qu’ensuite que l’évidence m’a interpellée. J’écrivais là, sur ce trottoir où mon homme était tombé et c’était visible du ciel… [NDLR : son époux, Hervé Baudry, dessinateur de presse, est décédé devant leur domicile en 2016.] Ce pseudo, lui, je l’ai créé par la suite sciemment, en reprenant les initiales d’Hervé pour lui rendre hommage. Mais aussi en pensant à Hergé, puis au crayon HB… Finalement, pour souligner ma démarche artistique, je signe « Ma rue par Achbé ».

 Devant l'atelier de Ma rue par Achbé
À l'entrée de son atelier.

Écrire comme rédac vous a-t-il aidé à écrire comme artiste ?

Mon expérience de conceptrice-rédactrice en agences de communication m’a apporté le sens de la formule. Trouver une accroche forte comptant peu de mots. L’autre point commun, c’est que ce ne sont jamais des exercices de style. La forme doit être au service du fond. En fait, la seule vraie différence, pas la moindre, c’est qu’avec « Ma rue par Achbé », j’écris librement et j’en assume aussi seule les conséquences. Ma seule contrainte est de n’en avoir aucune. Pas de brief !

Dans vos craieations, le dessin des lettres est particulièrement appliqué et rappelle les lignes d’écriture de l’enfance. Comment les calligraphiez-vous ?

C’est tout un travail de graphie… mais dans l’instantané ! Je m’installe avec mes craies et genouillères dans la rue et je dessine les lettres, plus que je ne les écris. Je repasse cinq, six, huit, dix fois ! J’ai ma phrase en tête en général. Quand les phrases sont longues, je prends un papier et je m’entraîne pour éviter les ratés sur les césures et les interlignages qui doivent permettre aux lettres de ne pas se cogner. C’était le cas par exemple sur la création « Éteins ta flemme, rallume ta flamme ». Il faut aussi que j’adapte la taille des lettres en fonction de la perspective de la prise de vue. C’est sportif comme exercice en fait ! La hauteur des lettres fait la longueur de mes bras [rires]. Je danse avec mes bras quand j’écris les lettres, c’est une écriture morphologique ! Par exemple, j’adore dessiner les « s » minuscules et les « l » majuscules. Le « L » majuscule, c’est la lettre miroir, la lettre yin et yang avec ses deux boucles. Il y a un mouvement lâché du poignet, comme dans la calligraphie. Cette gestuelle traduit pour moi la fusion, un moment de méditation.

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Sur l'écriture.
 Craieation
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    Craieation "Éteins ta flemme, rallume ta flamme."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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    Craieation "Écrire, c'est crier en silence"
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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    Craieation "L'écrit vainc"
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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     Craieation
    Craieation "Poetry is a flight somewhere over the Rimbaud."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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    Craieation "L'écriture est un champ de bataille. La poésie est un pré vert."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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    Craieation "Ceci est une écriture de cochon."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé


Une de vos craieations parle des –dys, les personnes souffrant de troubles du langage et de l’apprentissage, dont vous faisiez a priori partie enfant. Peut-on voir dans votre travail créatif une forme de résilience ?

Oui, je crois. Vous voulez voir mon écriture naturelle ? [Elle sort un carnet de son sac.] Vous ne pourrez rien décoder, donc même si c’est secret, pas de danger [rires] ! Au contraire, pour « Ma rue par Achbé », je prends le temps de m’appliquer et cela donne une graphie enfantine. Je pense que petite, j’étais dysgraphique, même si cela n’a jamais été diagnostiqué. Je faisais partie de ces personnes qui écrivent mal parce que leur pensée va plus vite que l’écriture. Et non par manque de soin, comme me le reprochaient mes professeurs. Comme je suis, en plus, doublée d’un tempérament impatient où il faut que ce soit fini avant d’être commencé… Mais ce handicap n’a jamais été un obstacle à ma liberté d’expression écrite, j’ai plutôt choisi la révolte pour le surmonter [rires]. C’est fondateur de ma personne. J’avais des choses à dire, j’avais besoin d’écrire ! C’était une souffrance, mais qui a participé à construire la personne que je suis. En fac de Lettres et Civilisations Étrangères, mon écriture a carrément joué en ma faveur. Les profs reconnaissaient mon écriture, même quand la copie était anonyme et comme ils m’aimaient bien… Et puis, l’arrivée de l’ordinateur m’a sauvé. Merci Word !

Pourquoi avoir choisi la craie comme médium ?

La craie fait partie intégrante de mon concept, car c’est de l’éphémère, mais ce n’est qu’un moyen. En effet, ma démarche créative repose sur quatre attributs : la craie, la typographie, le message lui-même et la photo de cette création instantanée. C’est pourquoi je trouve réducteur le terme de chalk artist. Pour moi, « Ma rue par Achbé », c’est du street art, de l’art dans la rue. Et si on considère que mes photos sont une œuvre, alors c’est une œuvre plasticienne. J’ai aussi un engagement social. Quand j’écris « Pour certains c’est une rue, pour d’autres c’est un linceul », derrière il y a le Collectif Les Morts de la Rue. Pour moi, il faut prendre en compte la façon d’écrire, la craie, mais aussi le message lui-même. Donc je suis à cheval entre l’écriture, la typographie et le street art. J’ajoute la photographie quand je diffuse sur les réseaux sociaux. La craie, c’est le moyen, et le moyen ne suffit pas à définir un travail. C’est comme si j’écrivais des trucs à l’encre et que je devenais une encreuse ! Ou avec une bombe et que je devenais une bombasse [rires] !

Écrire dans votre quartier, à Montmartre, est-ce aussi un moyen de rentrer en communication avec votre public ?

C’est vrai, les gens s’arrêtent, cela donne très souvent lieu à un échange. La rue est un lieu d’expression magique ! J’adore avoir le regard des gens sur mon travail. Y compris négatif ! Mais j’ai de la chance, c’est rare (rires) ! Souvent, il y a un prof de philo qui passe dans ma rue. On discute soit du message, soit de ma démarche. Lui, il appelle ça un « journal de trottoir ». Moi je dis poésie de trottoir, je dis craieation, je dis message… En fait, je pense que mon travail plaît par sa simplicité. Il n’y a pas d’artifice, tout est brut. C’est ça que j’aime. Je créé beaucoup dans mon quartier que j’adore, c’est un petit village, on se connait tous. Quand j’ai répondu à Emmanuel Macron pour les premiers de cordées, de fait, je suis allée au bas des escaliers les plus pentus de la Butte. J’écris aussi là où je voyage, en Espagne par exemple.

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Viens aux nouvelles.
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    Craieation "Simone s'éteint, les femmes restent en Veil."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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    Craieation "Nos ancêtres les gauloises n'imaginaient pas qu'elles allaient devenir des clopes."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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    Craieation "Si t'as pas changé d'heure sur ta Rolex, tu vas rater l'apéro."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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    Craieation "Et que fais-tu pour les premiers de corvée ?"
    Crédit photo : Ma rue par Achbé


L’actualité semble rythmer vos craieations. Quand écrivez-vous ?

Quand j’ai envie ! Le moment que je choisis fait partie de l’inspiration. Je n’ai pas de planning avec des messages. Parfois, des phrases me viennent, alors je les note. Et je me dis qu’un jour j’aurais peut-être envie de les écrire. J’ai de l’avance sur le thème des ados, par exemple, avec deux grands à la maison [rires] ! Certaines sont spontanées et sentent le vécu comme : « Les ados aiment les langues anciennes. La preuve, ils vont souvent au grec. » ! Les autres, je les travaille assez longtemps pour qu’elles soient le plus proche possible de la réalité et de ce que je cherche à exprimer. En peu de mots, il faut révéler la sensibilité des adolescents, sur lesquels on a souvent un regard tronqué par notre vision d’adulte. Ce que je veux faire passer dans mes phrases à chaque fois, c’est que leurs défauts sont des étapes normales de la maturité. Je veux positiver ce moment. C’est pour la bonne cause qu’ils sont chiants ! Je suis bienveillante envers eux. Je suis moi-même un peu une ado, je crois !

C’est cette même bienveillance que vous souhaitez transmettre avec votre signature « Love for rêver » ?

« Love for rêver », c’est ma philosophie, mon principe, ma démarche. C’est facile d’être négatif, d’être triste. L’effort, c’est d’être heureux. C’est mon message sur Nadine Morano (« En politique, il y a des icônes et il y a des connes »), qui n’était pas langue de bois je le reconnais, mais en même temps, elle était très exaspérante ! En introduction de cette phrase-là, j’ai écrit le texte qui illustre parfaitement le « love for rêver ». Le « love for rêver » est provoqué par cette pensée.

Ma rue par Achbé vous permet aussi donc d’échanger plus directement, sur des thèmes sociétaux ?

Quand je ressens une émotion forte, je me recentre sur ce qui me dérange, me touche et sur la meilleure manière de faire passer mon message en peu de mots. Les gens n’ont pas toujours le temps de lire des articles longs. Donc écrire en peu de mots peut permettre d’attiser leur curiosité et leur donner envie d’aller plus loin. Parce que souvent, j’accompagne mes textes d’articles ! Dans la rue, je parle avec les gens. Donc j’échange sur ce que j’écris. Sur les réseaux, je peux échanger dans les commentaires, mais dans tous les cas je fais souvent une petite intro en ajoutant un article, deux articles pour contextualiser. Par exemple, pour le post sur Nicolas Hulot, j’ai mis trois articles avec des visions différentes : un de Libé, un du Figaro, et puis un de France Info. J’ai mes convictions, mais je ne veux pas fermer la porte. Quand je diffuse des liens, les gens regardent

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Ode à l'ado.
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     Craieation
    Craieation "Un bébé, tu le veilles. Un enfant, tu l'éveilles. Un ado, tu le réveilles."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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     Craieation
    Craieation "L'ado aime les langues anciennes. La preuve, il va souvent au grec."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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    Craieation "L'ado aime apprendre sur le tas, le tas de linge sale."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé
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    Craieation "Un ado est un adulte en travaux, c'est pourquoi sa chambre est toujours en travaux."
    Crédit photo : Ma rue par Achbé


Est-ce pour cette raison que vous avez aussi passé la craie, en faisant participer le public à des événements comme « Écrire aux étoiles », lors de la dernière Fête des vendanges ?

L’événement « Écrire aux étoiles » a d’abord été un atelier de deux heures organisé à l’occasion de la Fête des vendanges. La mairie du 18e et leur agence À facettes m’ont mis en relation avec l’association Atouts Cours et des adultes apprenants, souvent des migrants. Pour cet événement, j’avais dit : « Un, je travaille avec une association de FLE (Français Langue Étrangère). Deux, j’écris sur la magnifique esplanade Nathalie Sarraute ». Parce que je voulais que les gens traversent le fleuve qui est difficilement traversable quel que soit le côté où l’on habite. Le fleuve, c’est souvent comme ça qu’on appelle le boulevard Barbès. Et comme le 18e est un arrondissement éclectique, je voulais travailler avec des migrants et des gens qui apprennent le français. J’ai donc rejoint un jeudi Sabine, une prof d’Atouts Cours. J’ai commencé mon cours en faisant une analogie entre les gens et les mots, en disant que les mots sont des migrants comme les gens. Je leur ai expliqué la diversité qui faisait la richesse de notre langue. Je leur ai parlé des mots liés à la colonisation. Je leur ai parlé des mélanges français-anglais… On pense que l’anglais envahit la langue française mais nous, avec Guillaume le Conquérant, on l’avait envahi avant ! Il n’y a pas de frontières, ni de murs entre les langues… il ne devrait pas y en avoir entre les humains.

Et comment s’est déroulé l’événement ?

Je voulais que ce soit un chaos organisé. Un peu comme les étoiles. L’esplanade, elle est un peu longue, comme ça [elle écarte et tend les bras]. Donc j’ai écrit deux messages dont « Love for rêver » parce que c’est mon message principal. Puis les gens ont continué les colonnes. Au début je parlais de mon travail, puis je suis devenue distributrice de craies et tout le monde s’est approprié le truc.

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Écrire aux étoiles.
 Ma rue par Achbé lors de l'événement
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     Ma rue par Achbé lors de l'événement
    Ma rue par Achbé lors de l'événement "Écrire aux étoiles"
    Crédit photo : DR
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     Lors de l'événement
    Crédit photo : DR
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     Lors de l'événement
    Crédit photo : DR
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     Lors de l'événement
    Crédit photo : DR
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     Lors de l'événement
    Crédit photo : DR


Vous avez d’autres projets en cours ?

Je participe cette année aux Estiennales. Cette année, le thème c’est « Sauvages ». Je suis intervenue auprès des élèves de l’école Estienne la semaine dernière et je fais avec eux un happening mercredi prochain. Et en juin dernier, j’ai participé au concours « On my way » de CreativLink où j’ai gagné le prix du public. Celui qui a gagné le Grand Prix, c’est de l’intelligence artificielle. C’est une appli qui aide les gens à surmonter leur stress face au travail… C’est drôle, ce sont deux projets opposés en terme de médium ! Mais l’intelligence artificielle, il va falloir compter avec. J’ai écrit un message à ce sujet il y a peu… Mes projets futurs, c’est l’édition d’un livre et une expo… et puis des événements… je vous en dirai plus tout bientôt !

Rendez-vous au sommet de la butte Montmartre pour découvrir les créations de Ma rue par Achbé et, pourquoi pas, rencontrer sa créatrice...

Ses messages sont visibles aussi, au chaud, devant son écran sur Facebook et Instagram.